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Hannah,

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Peut-être un jour trouveras-tu cette lettre glissée dans les pages de ce livre… Même si je sais que tu auras laissé la poussière se déposer chaque minute un peu plus sur sa couverture en espérant que je viendrai à nouveau m’asseoir dans ce fauteuil où tu dois être maintenant... J’imagine que tu replieras tes jambes contre toi, une main les enserrant, pendant que l’autre tremblera un peu en tenant ce papier. Quelques larmes s’aventureront certainement au bord de tes yeux, mais tu les repousseras d’un revers de ta manche, un peu comme font les enfants quand ils sont malheureux...

J’aurais tellement voulu t’accompagner plus longtemps, te conduire un jour, remontant l’allée d’une église à ton bras, te savoir enfin heureuse et libre de ces entraves inavouées. J’aurais tant souhaité partager d’autres instants avec toi, pouvoir parcourir encore à tes côtés ces livres dont nous aimions tant les mots, bien que je réalise aujourd’hui à quel point ils me manquent pour te parler à mon tour.

Et me voilà donc ce soir, t’écrivant ces lignes en hésitant comme un enfant pris en faute. Pardonne-moi. Pour ces silences dont je m’entoure à cet instant, comme pour tous ceux qui ont escorté ces années passées...

 

 

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CHAPITRE PREMIER

 

 

 

 

Au-dehors, novembre marquait le temps de son empreinte, abandonnant ses feuilles mortes sur le sol d’automne. Le froid s’engouffrait dans nos vêtements, découvrant toujours un minuscule espace pour venir réveiller nos frissons. Autour de moi, une phalange de personnes se tient assise sur les bancs de la petite église, emmitouflée dans leur manteau, comme si le simple fait de se recroqueviller sur elles-mêmes suffisait à les réchauffer de ces murs de pierre. Chacune d’elles, le visage sombre, s’est habillée pour l’occasion. Je connais la majorité des gens présents, tout au moins de vue : la plupart font partie de ce village d’à peine trois cents âmes où il ne se déroulait jamais rien, mais où j’avais toujours vécu. À mille lieues des agitations qui bouleversent les grandes villes...

Ma famille se limitait à la présence de mon unique tante, Marie, de deux ans plus âgée que mon père. Elle était arrivée du sud de la France accompagnée de son mari, une sorte de personnage imposant, qui, par sa stature et son regard fermé, refrénait la moindre envie de passer une soirée en sa compagnie. On avait constamment l’impression qu’il venait d’avaler une bouteille de vinaigre, ce qui a continuellement eu tendance à mettre un mauvais piquant dans nos contacts !

Pour ce qui en étaient des autres membres, l’âge avancé, la distance de chacun, mais peut-être aussi le voile de silence que les années avaient déposé sur les jours, les avaient tenus éloignés de cette journée ! C’est donc ainsi, avec un soutien familial plus que restreint, que j’affrontais ces instants.

 

Dans l’allée centrale, le cercueil de mon père repose sur des tréteaux de bois face à la nef. Je me suis assise sur le banc du premier rang, mes yeux fixés sur les quelques morceaux de planches de chêne doré. Je l’imagine à l’intérieur, allongé, habillé de son costume gris et de cette cravate à rayures qu’il mettait si rarement, les mains croisées sur son ventre, avec entre elles, une lettre où s’inscrivaient quelques-uns de mes mots. Les derniers qu’il emporterait avec lui dans sa tombe... Ces mots que j’avais toujours voulu lui dire sans jamais oser, attendant une occasion particulière, un moment que j’espérais différent des autres, les repoussant sans cesse à un autre lendemain. Et ce n’était qu’aujourd’hui avec une sorte de froideur, que je découvrais dans les battements sourds de mon cœur qu’aucun regret, qu’aucun miroir, qu’aucun écrit ne viendrait plus jamais rien modifier, le laissant à jamais à l’intérieur de moi.

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Je ne sais pas s’il est possible de survivre véritablement à ce genre d’évidence...

 

Le curé me fit un petit signe pour que je m’approche afin de lire un texte que j’avais choisi parmi les poèmes de W.H. Auden, un poète anglais né au début du siècle en Angleterre. Son chant funèbre était celui que je préférais par-dessus tout, même si l’entendre dans ce lieu lui donnait une résonance bien plus terrible que la simple lecture de ses pages au milieu d’un salon.

 

Que les avions tournent en gémissant au-dessus de nos têtes

Griffonnant sur le ciel ce message : Il est Mort,

Noue du crêpe au cou-blanc des pigeons,

Donne des gants de coton noir à l’agent de la circulation.

 

C’était mon Nord, mon Sud, mon Est et Ouest,

Mon travail, mon repos,

Mon midi, mon minuit, ma parole, mon chant;

Je pensai que l’amour durait toujours : j’avais tort.

 

On ne veut plus d’étoiles désormais, éteins-les toutes;

Emballe la lune et démonte le soleil,

Vide l’océan et balaie les bois;

Car rien maintenant ne vaut la peine....

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À cet instant, je me mis à songer à mille choses, à des mots oubliés, des regards, de petits riens qui disparaissaient avec lui en me laissant un sentiment d’abandon. Rien ne pourrait plus me sembler tout à fait léger au-delà de ces heures.

Sur le moment, la nouvelle de sa mort avait pris l’apparence d’une fatalité inéluctable, un chaînon auquel toute mon existence était accrochée, et dont je savais, sans vouloir me l’avouer vraiment, l’attache fragilisée par les traces que le temps lui dessinait. Pourtant à présent, l’impression d’un vide immense que rien ne pourrait jamais combler, ne me quittait pas, me faisant prendre conscience avec brutalité de la fragilité d’une vie.

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J’avais fermé les yeux, espérant que tout cela se dissiperait enfin. Seulement, rien n’avait changé : les mêmes fleurs, le même cercueil, le même instant s’éternisaient là, dans l’enchaînement des secondes. Des larmes venaient simplement rouler sur mes joues pour me rappeler un peu plus à la réalité de cet endroit.

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Quelques jours auparavant, je croyais encore que le temps ne pouvait s’arrêter sans me prévenir de l’imminence des évènements. Que rien ne m’entraînerait à nouveau dans sa tourmente en dévastant des pans entiers de ma vie sur son passage… Rien...sauf sa mort. Je n’avais que trente ans, mon père soixante-trois, et son décès n’était pas une chose que j’avais en vérité à l’esprit.

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Le son des orgues me tira alors de mes pensées, lançant leur musique au milieu de la nef alors qu’un raclement de chaises marquait le mouvement de la foule qui se levait. J’entendais derrière moi dans l’assemblée, quelques sanglots étouffés, même si, ce n’était pas toujours ceux qui le connaissaient le plus qui se laissaient aller à de telles effusions... La mort des autres a cette faculté de nous ramener vers la fragilité de notre propre existence, nous obligeant, pour un temps tout au moins, à reconsidérer la valeur de ces années.

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